Journal of Linguistics and Language Teaching
Volume 16 (2025) Issue 2
Construire la compréhension de l’interculturel en tant que continuum
Véronique Lemoine-Bresson (Université de Lorraine, ATILF (CNRS), France)
Résumé (français)
La synthèse de 57 de mes travaux de recherche articulant théorie et pratique de terrain, menés en collaboration avec des enseignants, étudiants et chercheurs m’ont permis de co-construire et formaliser la compréhension de l’interculturel en éducation et formation. Intrinsèquement expérientiel et formalisé en tant que continuum, l’interculturel est centré sur l’altérité et les relations entre soi, autrui et les objets porteurs de récits. Ce continuum engage une perspective large, intégrant les enjeux liés au genre, à la classe sociale, au handicap ou à la race, sans exhaustivité, dans une perspective intersectionnelle. L’interculturel devient indissociable des rapports de pouvoir et des formes de domination qu’il convient de mettre au jour par la déconstruction. Cet article explore ainsi des processus qui construisent des frontières entre les individus – telles que l’homogénéisation, l’altérisation, l’assignation ou la formation des regards oppositionnels – dans une visée critique et praxéologique. Il propose quatre domaines d’action et d’indignation (interpersonnel, structurel, idéologique, légal/politique) pour favoriser des activités et des pratiques éducatives inclusives à l’école. Jamais tari, l’interculturel nécessite une réflexion critique en continu à partir de dimensions épistémique, épistémologique, sémiologique et didactique, nourrie par l’expérience et la recherche.
Mots-clés : Interculturel, école, frontières symboliques, domination, pouvoir
Abstract (English)
The synthesis of 57 of my research projects combining theory and fieldwork, conducted in collaboration with teachers, students and researchers, has enabled me to co-construct and formalise an understanding of interculturality in education and teacher training. Inherently experiential and formalised as a continuum, interculturality focuses on otherness and the relationships between oneself, others, and objects that create narratives. This continuum takes a wide view, incorporating issues related to gender, social class, disability, and race, among others, from an intersectional perspective. Interculturality becomes indissociable from power relations and forms of domination that must be deconstructed. This article takes a critical and praxeological perspective to explore categories with porous boundaries that construct divisions between individuals, such as homogenisation, otherisation, assignment or oppositional views. It puts forward four domains of action and indignation — interpersonal, structural, ideological and legal/political — to encourage more inclusive educational activities and practices in schools. Interculturality is a never-ending process that requires continuous critical reflection based on epistemic, epistemological, semiological and teaching-learning dimensions, informed by experience and research.
Key words: Interculturality, school, symbolic boundaries, domination, power
1 Introduction
L’analyse de 57 de mes travaux menés dans une articulation entre théorie et pratiques de terrain, avec des partenaires comme les enseignants (1) et les étudiants à l’INSPE ou encore des collègues chercheurs, a contribué à co-construire et à formaliser la compréhension de l’interculturel en tant que continuum entre conception culturaliste et conception critique (Lemoine-Bresson 2024). Celui-ci est fondé sur un invariant, à savoir la dimension altéritaire et le rapport à soi et entre soi et autrui, voire aux objets qui nous donnent la possibilité de nous raconter. L’interculturel façonne des espaces relevant de l’expérience de l’altérité où les interactions et les confrontations d’idées génèrent de nouvelles connaissances, de la créativité et de nouvelles possibilités d’action, tout comme les expériences de l’altérité le façonnent à leur tour. Le continuum permet d’aller au-delà d’une définition binaire de la signification de l’interculturel et de sa compréhension restrictive sous les termes de différence entre les cultures ou à l’inverse d’ouverture à autrui. À l’heure actuelle, l’interculturel n’est pas encore tari. Il permet d’embrasser un large champ théorique qui compte avec des questionnements sur l’imbrication des rapports sociaux incluant le genre, la classe sociale, le handicap ou la race dans un entremêlement dont les pratiques intersectionnelles ne cessent de s’emparer (bell hooks 1981 ; Heine et al., 2024) et avec les expériences qui ne cessent de se déployer. Il apparaît aujourd’hui clairement qu’il existe des liens entre l’interculturel et les questions des dominations, des rapports de pouvoir et de la reproduction d’un certain nombre de déterminismes (Lemoine-Bresson 2024).
Mon objectif dans cet article est de porter un intérêt aux processus qui font frontière entre soi et autrui, sans exhaustivité, construites par les acteurs professionnels de l’éducation et de la formation. Ces processus sont à débusquer, à dévoiler au sens sociologique du terme afin que l’interculturel s’incarne et s’actualise dans des pratiques de classe et de formation qui donnent une place aux savoirs d’expériences des acteurs de l’éducation et de la formation.
À cette fin, après avoir abordé succinctement les points méthodologiques et éthiques, j’aborderai la question de la (non)définition de l’interculturel dans les expériences et dans la recherche tout en indiquant mon propre positionnement quant à la notion. J’indiquerai ce que j’estime être du devoir et de la responsabilité de la recherche, à savoir mettre de la critique sur ces processus qui font frontières entre soi et autrui par le processus de déconstruction : l’homogénéisation, l’altérisation, l’assignation et la formation des regards oppositionnels. Je n’ai pas la prétention de traiter de tous les processus qui divisent et déshumanisent ; le résultat de mes recherches est temporaire, il fait état d’un point de vue construit à un moment donné de mon travail de chercheuse sur l’interculturel en éducation et en formation, avec des actrices et acteurs de certains terrains, dans certains co-textes. Au fil du texte, je développerai brièvement les enjeux de ce travail de déconstruction pour des pratiques en éducation et en formation plus inclusives ou moins exclusives, tout en indiquant quatre domaines dans lesquels il est possible de travailler et de s’indigner : les domaines interpersonnel, structurel, idéologique et le domaine des lois et des politiques. Pour discussion, je déplierai un questionnement sur les dimensions épistémique, épistémologique, sémiologique et didactique de l’interculturel, afin d’envisager de poursuivre le travail de réflexion sans fin sur « un objet » qui relève à la fois de l’expérientiel et de la recherche. La conclusion revendique, comme le fait Davis (2024), que faire naître de l’espoir est crucial.
2 Point méthodologique et considérations éthiques
Les productions que j’ai écrites entre 2014 et 2024 en français et en anglais sont les sources utilisées pour construire la compréhension de l'interculturel : ouvrages, articles, chapitres d’ouvrages, actes de colloques, travail doctoral soutenu en 2014. Toutes ces productions sont relatives à l’interculturel en éducation et en formation dans les disciplines scientifiques des sciences du langage et des sciences de l’éducation et de la formation. Il s’agit de travaux de recherches de terrain, qualitatives, menées avec des enseignants dans le cadre de recherches collaboratives et avec des étudiants volontaires, inscrits en Licence de sciences de l’éducation et de la formation ou en master Métiers de l’enseignement ou ingénierie pédagogique à l’INSPE. Ces recherches ont été menées dans le principe de réciprocité entre chercheuse impliquée et partenaires de terrain. Celui-ci promeut une relation et un agir avec « un impératif éthique et déontologique » (Cavalli 2019 : 29) dans lesquels la chercheuse ou le chercheur doit mener une démarche réflexive sur les contextes et les manières dont ils sont construits par les acteurs, les valeurs, les finalités et les conséquences de sa recherche (Coutellec 2018).
Les productions mentionnées auparavant ont été relues dans leur intégralité, analysées à partir de catégories construites de manière ascendante, ce qui a permis de dégager des grandes catégories présentes dans les productions, comme par exemple des mots clés, les concepts théoriques convoqués pour définir l’interculturel, les terrains et les publics façonnés par l’interculturel ou qui le façonnent, les questionnements, les objectifs et les résultats des études présentées. Dans un premier temps, un tableau Excel a permis de consigner toutes ces informations.
Pour cet article, qui cible les processus qui font frontière entre soi et autrui, un travail de synthèse des résultats des productions écrites a été effectué et éclairé par des apports théoriques complémentaires.
3 Point sur l’interculturel
3.1 L’interculturel expérientiel
En tant que phénomène omniprésent, l’interculturel relève intrinsèquement de l’expérience de l’altérité. À comprendre en tant que processus relevant de dynamiques relationnelles, il permet de questionner comment on veut se montrer, se dire à autrui et comment les autres nous disent. Dans des jeux d’appartenances, celles qui permettent d’obtenir des privilèges, et celles qui sont constituées en obstacles dans lesquelles les personnes sont multivulnérabilisées. Cette frontière entre les deux groupes d’appartenances peut être vue et vécue, si tant est que les expériences soient écoutées et entendues, comme une production politique émanant d’une organisation autour de systèmes et de normes, et mise en œuvre socialement, et produisant des inégalités.
3.2 L’interculturel en recherche
L’interculturel a longtemps été une affaire d’étymologie et la mise en avant du préfixe inter- qui a mené à inclure sans conditions les interactions, l’interrelationnel et l’intersubjectivité dans les questionnements de recherche (Abdallah-Pretceille 1999 ; Dervin 2011). Mais la présence de l’élément adjectival dérivé -culturel mène souvent à l’expression cloisonnante d’ « entre les cultures » souvent pensées comme des cultures nationales, invisibilisant l’humain dans sa pluralité au détriment d’une entité figée : la culture française versus la culture allemande, par exemple. À noter que certaines disciplines scientifiques qui traitent de l’interculturel, comme le management ou la communication internationale, peuvent tendre vers cette conception de la rencontre des cultures (Hofstede et al., 2010), produisant des outils de comparaisons nationales ou des modèles culturels pour organiser le travail en entreprises.
Le mot interculturel est infiltré par une conception binaire qui soutient, dans sa dimension culturaliste-différentialiste, une culture de la séparation des êtres, de la comparaison des êtres et de la hiérarchisation entre ceux-ci et qui promeut, dans sa dimension liquide, des identités toujours mouvantes. Ce qui a pour effets soit la survalorisation des différences dans une conception différentialiste ou, à l’inverse, l’indifférence aux différences, pour reprendre l’expression de Bourdieu (1966). Dans le premier cas, instaurer cette frontière est d’autant plus gênant que cela renvoie à des homogénéités fantasmées de chaque côté de la frontière. La frontière est alors marquée par un caractère fixe et disjonctif, effaçant par là-même le caractère ambivalent inhérent au terme de frontière (Reitel 2017). Ainsi, que la différence soit rendue visible ou invisible par les personnes qui (inter)agissent en contextes pluriels et mouvants, il est question de se situer et de situer l’autre dans un jeu de places, de rôles et de fonctions à prendre ou à laisser, voire céder.
L’interculturel n’est pas construit à l’avance ; il prend des formes variées et variables en contextes interactionnels, au-delà de sa dimension internationale. L’interculturel se caractérise par une insoutenable mouvance mettant en difficulté quiconque cherche à l’enfermer dans une boite définitoire ; vouloir définir la notion de façon univoque est une impasse ou un supplice. Son caractère multiforme empêche un cadrage théorique ferme qui servirait l’interprétation de toutes les réalités vécues. Le cadre préconstruit empêcherait de découvrir ce que la notion présente comme variations théoriques nombreuses et comme différences épistémologiques et méthodologiques, parfois contraires et contrariantes en termes de valeurs humaines.
Aujourd’hui, dans mes travaux de recherche, l’interculturel multidimensionnel, transversal dans les expériences de rencontres, au local et au global, prend forme à travers le social, le scolaire et le représentationnel. Comme Charmillot & Fernandez-Iglesias (2019 : 187) le font dans leurs recherches engagées, je propose de « désencadrer » la notion d’interculturel pour permettre des significations en devenir en fonction de l’expérientiel. L’interculturel est non figé et se façonne au cœur de divers champs en lien avec l’éducation et la formation. Le champ du pouvoir (champ politique, économique, intellectuel), le champ des positions et des prises de positions sont hautement concernées. Ces champs, dans une tradition bourdieusienne sont :
des univers ayant toujours une certaine autonomie, c’est-à-dire qu’on y joue à des jeux légèrement différents avec des règles légèrement différentes, pour des enjeux légèrement différents. (Champagne, P. 2013 : 18)
L’interculturel dans sa forme nominale employée par la recherche est constitué par certains (Rispail 2017 : 65) comme un champ scientifique à part entière, c’est-à-dire un univers, un monde scientifique « dans lequel on essaie d’identifier un espace des positions et des prises de positions » (Brémond 2001 : 7).
Ces dernières années sont cependant marquées par les travaux d’une communauté de recherche restreinte qui conteste la possibilité de répondre à la question de la définition de l’interculturel. On ne veut pas prendre le risque d’emprisonner la notion dans un espace qui ne peut pas accueillir les réalités sociales dans leur complexité :
The only valid answers are those that express the impossibility to provide a satisfactory response to these questions and/or that leave (a lot of) space for uncertainty, hesitation and further questioning and answering; The worlds of interculturality are far too broad, at micro-, meso- and macro-levels around the globe, to be encaged. (2) (R’boul & Dervin 2023).
Ces travaux sont d’une grande inspiration pour travailler l’interculturel en éducation et en format
Même si mon travail est facilité par ces précieux apports, il reste beaucoup à faire pour aborder l'interculturel à la fois dans une visée heuristique et praxéologique. La complexité de la tâche jamais terminée et l’engouement des collègues des terrains vis-à-vis de propositions pour agir avec eux alimentent mon engagement dans le travail sur l’interculturel. Ce travail, en appui à des chercheurs critiques, puisse-t-il annoncer la fin de l’ère d’un interculturel affaibli et apolitique, déjà dénoncé par Blanchet & Coste en 2010 ? Les réalités complexes du monde devraient être une accroche précieuse pour redonner corps à l’interculturel en tant que métacadre dans lequel les notions comme la classe sociale, la race, le genre, le handicap, sans exhaustivité sont des outils pour penser les situations de domination, de pouvoir et d’oppression (Garland-Thompson 2025, trad. ; Provost 2023).
3.4 L’interculturel en acte
Sur le terrain de l’école, il y a urgence à reconnaître que la prise en compte de la diversité culturelle et linguistique des élèves en tant que réalité pose problème aux enseignants, tant les langues sont aujourd’hui mêlées aux projets nationalistes (Piller 2021). Car, malgré leurs bonnes intentions, certains enseignants perpétuent des propos essentialisant qui renforcent l'exclusion de certains élèves et de leurs familles perçues dans leur inquiétante différence culturelle et linguistique. Les professionnels ne savent que faire des violences qui se cristallisent parfois entre élèves (Auger & Romain 2015 ; Auger & Le Pichon-Vorstman 2021). Mais aussi, encore faut-il que les contenus de formation s’appuient sur des principes didactiques qui considèrent qu’il est crucial de penser « l'ouverture permanente aux contradictions, aux désaccords, aux révisions, aux chocs idéologiques, etc. » (R’boul & Dervin 2023).
Ce choix de travailler avec et pour l’école est orienté par l’intérêt profond pour l’interculturel dans son versant à la fois théorique et pratique, en vue de promouvoir des pratiques plus inclusives et moins marquées par les injustices. L’interculturel pourrait retrouver la vigueur d’une notion complexe qu’elle avait au moment de son apparition, contextualisée par la recherche, dans la prise de conscience des défis liés à la pluralité linguistique et culturelle engendrée par les phénomènes de migration (Blanchet & Coste, 2010). Comme la notion s’est répandue dans la société avec des préoccupations d’intégration, mais aussi dans la noosphère (3), celle-ci a surtout servi les idéologies nationales (connaître ladite culture française et maîtriser la langue française pour s’intégrer). Ce mythe (Lemoine-Bresson & Trémion 2017) a engendré des enseignements de connaissance de la culture française (en FLE) ou allemande ou anglaise (en enseignement des langues étrangères) ou de celle des migrants accueillis, souvent sans avoir pensé une éthique pour l’éducation pluriculturelle et plurilingue (Azaoui 2022). À l’École, cette conception homogénéisante a essaimé dans les pratiques de classes et dans les représentations enseignantes comme le montre le chapitre 7 « Fêter les cultures différentes est un vrai travail d’inclusion » que j’ai coécrit dans l’ouvrage « Les cultures à l’école » (2022). L’École et la société semblent en accord avec la diffusion de :
nombreux éléments culturels stéréotypés de la publicité pour le couscous Saupiquet diffusée dans les années 1980 : l’accent, la musique, les danseuses du ventre, les costumes, le chameau… le rôle de l’homme et de la femme. (Lemoine-Bresson et Trémion 2022 : 105)
3.5 Réanimer l’interculturel
Trois options, sans exhaustivité, pourraient participer à revigorer l’interculturel. La première option consiste à considérer d’autres visions de l’interculturel, tout autant idéologiques, mais qui sont peu envisagées dans le débat, voire invisibilisées : Community of Shared Culture, Dowa education, agonistic palabre, interculturalidad (Dervin & Jacobsson, 2021). L’intérêt que nous pourrions porter à ces autres visions réside en un point important. Nous pourrions envisager d’autres possibilités dans la prise en considération d’autrui, nous interroger sur ce qui fonde nos vérités et nos cadres de références et échanger pour croiser des visions différentes. Cette manière de faire pourrait nous sortir de notre zone de confort et favoriser notre (trans)formation tout autant que celle d’autrui.
La deuxième option serait d’envisager l’interculturel dans une perspective intersectionnelle voire féministe. Cette articulation permettra de mieux observer la complexité des situations de vulnérabilité de la personne exposées à des menaces sociétales et économiques (Simoulin, 2003 : 348), mais aussi à des discours, à l’aune des rapports sociaux et des relations de pouvoir qui la caractérise. Dans le versant relationnel de la vulnérabilité, il s’agit de quelque chose que chacun d’entre nous expérimente à certains moments de notre vie et dans des relations sociales particulières, selon Butler (2021). La recherche tend cependant à montrer que les femmes, les personnes âgées, les personnes racialisées, et, dans une certaine mesure, les enseignants subissent massivement les effets des systèmes vulnérabilisant ou des aléas des politiques sociales ou éducatives (Lemoine-Bresson, 2022a).
La troisième option, que je retiens pour cet article est la mise au jour de processus qui peuvent faire frontière entre soi et autrui, à avoir en tête pour penser la relation et envisager des actions concrètes (Lemoine-Bresson, 2024a), pour que, comme le dit Hall (2025 : 45), le discours théorique à propos de distinctions conceptuelles ne tombe pas dans l’insignifiance quand on le confronte aux catastrophes humaines. Il s’agit, en focalisant sur la déconstruction de ces processus, de permettre aux enseignants et aux étudiants d’exercer leur esprit critique de prendre conscience des rapports sociaux de pouvoir et de domination et de se positionner par rapport à ceux-ci (Shrewsbury 1993), et ainsi de s’inscrire dans ce que bell hooks (2019) appelle une pédagogie de pratique de la liberté où ils se sentiraient en phase avec leurs valeurs.
4 Responsabilité de la recherche
Mes résultats de recherche montrent les manières dont les acteurs (futurs) professionnels de l’éducation et de la formation construisent les processus qui font frontières entre soi et autrui, notamment à travers des (dés)accords sur des valeurs imaginées communes a priori, étant donné la même appartenance professionnelle, des négociations de rôles et de places (Lemoine-Bresson et al., 2023). Ils montrent également qu’il est nécessaire de s’interroger et d’interroger les effets sur soi et autrui de ces processus qui fabriquent la séparation (Lemoine-Bresson & Trémion, 2021, 2022a ; Lemoine-Bresson, 2022).
Mes résultats soulignent également, comment, par une formation critique et continue, ces acteurs (futurs) professionnels de l’éducation et de la formation tentent de comprendre leur positionnement à un moment donné de leur histoire qui a contribué ou non à figer ou renforcer des frontières entre soi et autrui (Lemoine-Bresson et al., 2018), et comment ils acceptent ou non de réfléchir aux effets de ces frontières, notamment au sujet de l’injustice épistémique (Fricker 2007) verbalisée par certains acteurs. Il en va donc de la responsabilité de la recherche que de mettre au jour ces phénomènes de marginalisation d’autrui, socialement construits mais aussi vécus par les personnes et de permettre aux acteurs, comme le dit Léglise (2018) « d’échapper à l’entreprise de fabrication » (§21) de ces processus qui font frontière entre soi et autrui ou de jouer avec celles-ci pour les négocier et les franchir.
4.1 Des processus qui fabriquent une frontière
Mes résultats de recherche témoignent de nombreuses frontières culturelles, sociales, idéologiques identifiables dans les interactions et les discours des personnes. Qu’il s’agisse de « faire avec » des frontières conflictuelles dont les étudiants témoignent dans des narratifs personnels et souvent intimes, sensibles (Lemoine-Bresson et al., 2018), de (se) représenter les élèves par différents moyens discursifs comme les nommer sous les termes de « ceux qui ont des origines et ceux qui n’en ont pas » (Lemoine-Bresson, 2025), ou encore de pratiquer ou mobiliser tous azimuts les répertoires linguistiques des élèves et des familles aujourd’hui fort valorisés, comme le font les enseignants de dispositifs bilingues avec lesquels je travaille, apparaissent la pluralité des histoires personnelles, la mémoire de moments marquants et des héritages éducatifs familiaux en tension avec les cadres institutionnels qui structurent la pensée (politiques éducatives de l’Éducation nationale, INSPE en tant que structure de formation). En examinant quatre processus qui font frontière entre soi et autrui, cet article entend contribuer à une réflexion sur la conscientisation de ceux-ci pour que l’interculturel en acte soit critique et intersectionnel.
Chacun de ces processus qui font frontière entre soi et autrui, à savoir l’homogénéisation, l’altérisation, l’assignation et la formation des regards oppositionnels peuvent devenir des barrières auxquelles on se heurte, parfois sans en avoir vraiment conscience, dans la mesure où aucune dynamique de distanciation ne serait menée. Il revient donc à la recherche, entre autres, de générer ce que j’ai appelé des interstices discursifs et interactifs où la confrontation des idées est prometteuse dans la reconsidération de ces frontières (Lemoine-Bresson 2024), ce qui demande, cependant, un travail d’identification et de déconstruction de ces processus qui font frontière entre soi et autrui, et permettrait selon l’expression de bell hooks (2019) d’engager un processus de réappropriation de soi, à savoir de sa pensée, de ses représentations et de son sens critique.
4.2 Déconstruire
Déconstruire ces processus qui font frontière entre soi et autrui est crucial (Derrida 1987). Déconstruire ne veut pas dire détruire. La déconstruction doit faire sortir les allants-de-soi de leurs gonds. Elle doit permettre la mise au jour des oppositions binaires et hiérarchisantes ayant construit la pensée occidentale, dans et par le langage. C’est interroger les normes qui ont construit et qui (re)construisent nos manières de penser et de faire, qui relèvent parfois d’assignations. La déconstruction s’articule aux luttes politiques, car elle démonte les discours légitimant une domination, voire une oppression.
La réflexion peut se mener à partir de catégories dominantes pour prendre conscience de ce qui nous guide. C’est surtout une affaire de pensée et de regard construits par ou dans une culture, dont on a du mal à se défaire, étant donné que ces questions ont à voir avec les idéologies dans l'éducation et les idéologies culturelles et linguistiques, qui sont considérées à la fois comme des systèmes de pensée et des forces cachées. Certaines idéologies retardent ou évitent de parler de choses désagréables, et de ce qui fâche, comme l’utilisation du concept de « race » en tant que construit et vécu pour penser les marginalisations (Policar et al., 2022). Ce concept en France n’entre pas dans la fenêtre d’Overton, c’est-à-dire dans le périmètre de ce qui peut être dit et discuté au sein de la société, au risque, comme le rappelle Mazouz (2020), de provoquer des crispations engendrées par ce mot. Certains termes, comme inclusion, tolérance, ouverture à l’autre ont droit de cité et sont utilisés mécaniquement ; ils sont naturalisés. Ces naturalisations font « distraction », empêchant l’identification des processus d’exclusion. Elles freinent l’action contre les pratiques ayant des tendances teintées de colonialisme et contre les injustices et les inégalités structurelles et systémiques.
5 Processus à déconstruire
5.1 L’homogénéisation
Cela peut également sous-entendre que de chaque côté d’une frontière symbolique, les groupes sont homogènes, notamment d’un point de vue culturel et linguistique. Dans une perspective féministe, l’œuvre d’Haraway (1991/2007) est intéressante pour remettre en question la conception essentialiste portée par la vision binaire des grandes catégories comme nature/culture, animal/humain, homme/femme, organique/technique, biologique/social, objet/sujet. On pourrait ajouter monolingue/bi-plurilingue. C’est en construisant sa célèbre figure du Cyborg, créature hybride de machine et d’organique, qu’Haraway (1991) amène à questionner les effets de pouvoir des catégories binaires, et des transformations sociales induites par les changements technologiques. Son œuvre engage à se distancier des dichotomies anciennes à partir desquelles on a appris à penser, pour rompre avec les identités déshumanisantes assignées au sein de ces dualismes. Cette vision invite à expérimenter les interconnections entre ces différentes catégories construites pour penser le vivant par enchevêtrements, dans une conception critique et fluide. Les travaux d’Haraway fissurent la conception culturaliste-différentialiste de l’interculturel, en atomisant les mythes des origines ; le Cyborg n’en ayant pas. Pour interroger et fissurer la notion d’homogénéité au niveau des langues, il est possible de convoquer le concept aujourd’hui bien (re)connu de répertoires (Gumperz 1971), qui aide à dépasser le fantasme d’une communauté linguistique homogène. En effet, comme le rappelle Canagarajah (2025), les répertoires d’une communauté peuvent être différents de ceux d’une autre, même dans la même langue.
L’homogénéisation peut également faire figure de stratégie pour fissurer l’injustice testimoniale ou herméneutique, comme le montrent certaines recherches (Fricker 2007 ; Talpin et al., 2021). On peut par ailleurs évoquer ce processus qui fait frontière entre soi inclus dans un groupe d’appartenance et autrui inclus dans un autre groupe d’appartenance dans le processus de renversement du stigmate, dans le cadre de revendications liées aux stigmatisations raciales ou à la question des transclasses, bien que ces stratégies confrontent notre regard à la question des frontières entre les catégories délimitées et limitantes (Jaquet 2014 ; Mauger 2024). C’est également une stratégie déclarée par les personnes en situation de handicap. Wendell (2025, trad.) explique que porter un discours homogénéisant permet de montrer tout ce qui est communément partagé dans l’expérience physique, psychologique et sociale du handicap, et de faire front ensemble pour que ces différences par rapport au groupe des valides soient reconnues et respectées.
5.2 L’altérisation, frontière symbolique
Altériser autrui revient à poser une frontière symbolique entre « Nous » et « Eux », dans un processus qui n’est pas symétrique, dans la mesure où ce « Nous » se prévaut d’être « le paradigme de l’humanité » (Wendell, 2025, trad. : 81). D’un côté, il y a ceux qui sont la référence, les « normaux », ceux qui « maîtrisent la langue française » ou une langue valorisée par les politiques linguistiques, ceux qui édictent les règles qui leur sont les plus favorables, vulnérabilisant l’autre, ceux qui savent comment on suit la scolarité de ses enfants versus l’autre qui risque à tout moment la marginalisation. Il y a les familles qui savent comment on suit la scolarité de ses enfants versus celles qui ne savent pas ou qui ne s’en inquièteraient pas, selon le jugement de ceux qui se posent comme les sachants. Cette frontière symbolique comme le souligne Wendell (2025, trad.) nous amène à considérer l’autre comme un objet de nos expériences, que nous rejetons ou craignons à cause de ses différences. De plus, comme insiste Hall (2025 : 56),
« la question est : que signifient ces différences ? Peuvent-elles expliquer ou fonder dans quelque conception de la vérité, les différences de pouvoir et de richesse, de comportements autorisés ou non, de culture, de langage… ».
Il est possible de dévoiler l’altérisation par l’analyse des discours quand ceux-ci imposent des idées ou des valeurs au nom de la norme ; ce qui est rarement discuté à l’école. L’altérisation s’impose comme un processus qui fabrique l’opposition et l’enfermement, ou, dans le cadre de revendications liées à des oppressions, qui oppose et qui tente de libérer. Dans les deux cas, autrui ou soi est rendu autre, notamment par des effets de langage, non sans conséquences pour « Eux » en termes de discriminations ou en termes d’affichage de différences pour acquérir des droits. La différence est soulignée et mise en avant que, selon Hall (2025 : 54), ne soit tracée dans un système de classification une ligne séparant de manière binaire « Nous » et « Eux », pour le pire ou une demande de meilleur. Cette frontière fabrique autrui ou soi comme fondamentalement différent du groupe social normatif. La prévalence disjonctive organise non seulement la pensée, mais aussi les actions dont la nature discriminante ou revendicatrice dépend de l’objectif visé par cette altérisation. Dans les deux cas, pour « Eux », l’altérisation montre qu’il est difficile de participer à la société et de faire société ensemble.
5.3 Les assignations
Il y a une urgence à lever le voile sur les assignations mécaniques qui se construisent souvent à partir d’imaginaires, et qui posent des frontières, c’est-à-dire des constructions symboliques et sociales qui séparent les personnes, en positif ou en négatif. Dans un versant négatif, l’assignation prive autrui de sa singularité, de sa propre décision à être qui il souhaite être, et du travail mené pour développer des compétences.
C’est, par exemple, accepter comme le dit Laferrières (2009) dans son livre au titre provocateur « Je suis un écrivain japonais » que chacun joue avec le fantasme et l'idée qu'il se fait de son identité, et de tous les éléments qui la façonnent. Mais aussi, Tania de Montaigne, écrivaine française, raconte dans son livre Les Noirs n’existent pas, comment au collège, elle a vécu l’assignation. Elle rapporte les propos d’une enseignante de musique qui lui disait, comme beaucoup de personnes, qu’elle avait le sens du rythme parce qu’elle était noire, que c’était dans sa culture (De Montaigne, 2018). Ce dévoilement nécessite un interculturel critique qui bouscule les allants-de-soi, nous faisant sortir de notre zone de confort et de béatitude. Passons de l’autre côté de la frontière pour faire resource ensemble, par exemple.
5.4 Formation des regards oppositionnels
Il faut garder une ambition de changement de regard porté sur autrui, et sur soi-même, sur le monde (Hutin 2024 : 118), avant de changer le monde, notamment en revisitant sa posture et ses pratiques sociales et professionnelles. Il peut donc être question de choix de certaines modalités de présence, d’attention, de relation à autrui, d’adresse à autrui dans une position éthique. Sur un plan métaphorique, conceptualisé par Gardou (2024), on doit se méfier du processus d’« l’insularisation » des personnes qui fabrique des inconforme. Par exemple : les allophones qui ne « maîtrisent pas » le français, ces élèves venus d’ailleurs, expression consacrée de Cécile Goï (2015) et réalité des contextes scolaires, les familles qui ne lisent pas de livres à leurs enfants, parce que « Vous savez… dans leur culture … » (exemple tiré de Auger & Le Pichon-Vorstman 2021). Avec ce regard, nous contribuons à la construction d’une barrière où le normal et le défaillant sont réifiés, avec des conséquences bien plus dommageables pour ledit défaillant, et la fluidité des identités et des trajectoires s’en trouvent empêchée. « Le mal est dans l’œil du regardeur » (Hutin, 2024 : 125) et sur la langue du diseur. Ces manières de penser et de regarder alimentent la conception culturaliste-différentialiste de l’interculturel, conduite par des logiques disjonctives.
6 Domaines d’actions
Comment travailler le changement de regard sur autrui, et sur soi-même, avec les professionnel·les de l’éducation et de la formation ?
Pour guider les projets, les actions et les pratiques souhaités par les professionnels de l’éducation et de la formation, nous avons besoin de points d’appui dans divers domaines, mais aussi de maintenir une vigilance d’indignation pour prendre conscience de nos façons de voir et de penser le monde. L’objectif est de bousculer le répertoire désajusté que nous avons acquis (Gardou 2016).
Mais aussi, à l’école ou dans d’autres espaces, certaines pratiques et certains discours décorés ou affublées du mot « leurs cultures » ou « interculturel » excluent. Il est urgent de s’indigner (Hesse 2010). On ne peut pas s’habituer à des expressions comme « ceux qui ont des origines » versus « ceux qui sont – ou seraient – français de souche ». Notion qui n’est pas fondée en droit et ne repose sur aucune base juridique ou scientifique ; notion inscrite dans des conceptions naturalistes et culturalistes de l’« identité française » et de l’appartenance nationale.
On ne peut pas s’habituer à ce qu’il soit demandé à certains « quelles sont tes origines », tout en s’autoqualifiant d’ouverts à autrui, alors que cette question à des messages cachés qui relèvent bien plus du racisme que du respect d’autrui (Lemoine-Bresson 2025 : 169). Celui qui se sent comme l’éternel étranger dans son propre pays peut à la fois se sentir exclu de la société et exclu dans la société. Alors, c’est comme s’il y avait « les normaux – ceux de souche », « ceux du centre » qui occuperaient certaines places dans la société, et ceux qui attendent à la frontière imaginaire ou réelle. Ceux-là qui sont « du dehors » (Gardou 2016) ou « de la périphérie » attendent que les portiers acceptent ou refusent de les faire entrer. Il faut toucher aux sources enfouies de l’inégalité sociale et non pas au phénomène de l’inégalité, comme dit Morin (2024), dans son livre « Cheminer vers l’essentiel ».
Dans un travail dans le domaine interpersonnel, c’est-à-dire concernant les interactions entre les individus, l’interculturel requiert d’être pensé en tension entre des connaissances et des croyances, des représentations et des pratiques, des libertés et des assujettissements des acteurs impliqués dans certaines situations. L’interculturel requiert la prise en considération des expériences de l’oppression vécues dans « la matrice des oppressions » (Hill Collins, 1990) où les discriminations s’entremêlent (Marchand et al., 2020) et nécessitent d’être analysées à partir de leurs effets spécifiques, simultanés et interactifs (Crenshaw 2005).
Un travail dans le domaine structurel peut être mené par le questionnement de la structure et du fonctionnement des organisations et des institutions. Les recherches de l’intérieur que je mène depuis des années dans le réseau des Lieux d’Éducation Associés de l’Institut français d’éducation, tout comme les projets de corédaction d’écrits scientifiques dans un collectif enseignants et chercheuses, conduites dans des approches indociles (Boursier & Pelletier 2019) et dans des formats non conventionnels (Clair & Dorlin 2022), sont également des expériences de l’interculturel. Il ressort de ces expériences de corédaction la nécessité d’une réflexion constante sur le décentrement pour prendre conscience des privilèges engendrés par les statuts, les places et les rôles inscrits dans des pratiques de coïncidence qui placent les chercheurs dans la théorie et les enseignants dans la pratique. Le travail sur la positionnalité (Kocadost 2017 ; Bracke, Puig de la Bellacasa & Clair 2013) constituerait un moyen de saisir la variation des rapports de pouvoir et de travailler activement à déconstruire les systèmes de privilèges et d’oppressions qui leur sont inhérents. Procéder à cet exercice relèverait d’un choix éthique à insuffler dans des pratiques de décoïncidence qui fissurent les ordres existant posés comme des évidences et mettent au jour les résistances. L’un des principes fondamentaux est de considérer les professionnels de terrains comme sujets connaissants et leurs voix et expériences comme sources de savoir (Kocadost 2017 ; Hartsock 1987/1983 ; Harding 1986).
Un travail dans le domaine idéologique ou dit autrement l’idéologie des discours véhiculés socialement, qui justifient les inégalités, renforce l’idée que l’interculturel n’est jamais apolitique et s’inscrit dans des questions socialement vives (Legardez & Simmoneaux 2006) « liées à la prise en compte de la diversité interindividuelle, sociale et sociétale » (Piérart & Arneton 2022).
Enfin, un travail dans le domaine des lois et des politiques publiques, comme par exemple, les lois sur le droit des langues ou encore la protection des mineurs indépendamment de leur statut juridique (Auger & Le Pichon-Vortsman 2021) est négligé à l’école, voire méconnu comme de nombreuses questions juridiques, selon Cresp (2025). En contextes pluriculturels et plurilingues, il s’agit pourtant d’une question non optionnelle, si tant est que la visée de l’école reste l’inclusion de tous les élèves et la coéducation avec leurs familles.
7 Discussion
Ces quelques réflexions ont fait émerger quatre dimensions de l’interculturel en éducation et en formation à questionner, pour poursuivre l’objectif de réanimer la notion en recherche pour les terrains de l’éducation et de la formation.
La dimension épistémique ou que l’interculturel apprend-il au chercheur ?
Quand on tient compte des contextes, des environnements et des situations dans lesquelles des personnes se rencontrent et interagissent, ce qui est dit et comment cela est dit ne peut être détaché des relations de pouvoir, des politiques linguistiques ou éducatives, et de l’histoire, tout comme des disciplines de recherche pour lesquelles nous travaillons. Les savoirs sont situés comme l’a montré Donna Haraway.
La dimension épistémologique ouen quoi le travail de recherche sur l’interculturel fait-il évoluer nos disciplines ?
Toute conception de l’interculturel engage la subjectivité et l’éthique. Dans nos disciplines des sciences de l’éducation et de la formation et des sciences du langage, l’interculturel doit rester sous le radar du regard critique et des confrontations d’idées, car ce terme, qu’il soit utilisé pour se dire ou pour dire autrui, cache des idéologies, des confusions ou des amalgames avec d’autres termes comme « race ».
La dimension sémiologique ou sur quel processus/partie/signe du processus focaliser l’attention en recherche ?
L’interculturel, étant l’expérience de l’altérité, oblige à l’identification de traces dans la dynamique des discours des acteurs, l’identification de la présence des voix multiples présentes ou absentes, puis l’analyse, l’interprétation et la formalisation des situations, enrichies de la réflexivité́ et la verbalisation de la positionnalité des chercheurs qui font de l’interculturel un objet de recherche.
La dimension didactique ou en quoi l’interculturel sert-il l’enseignement et/ou l’apprentissage ?
L’expression de « didactique de l’interculturel » signifierait qu’il s’agit d’une discipline de recherche qui analyse les contenus (savoirs, savoir-faire...) en tant qu’ils sont « objets d’enseignement et d’apprentissage, référés ou référables à des matières scolaires », selon la définition de « didactique » de Reuter (2010 : 65). Ce n’est pas le cas à l’école en France tout au moins. L’expression « didactique de l’interculturel » n’est donc peut-être pas la plus appropriée. Par contre, il me semble possible de proposer une « conceptualisation de l’interculturel » en didactique(s), si tant est que soit considérée sérieusement l’interdépendance entre politique et savoir dans la production de savoir sur l’interculturel, et que ces spécificités servent de point d’appui à l’élaboration de contenus d’enseignement et de contenus de formation.
8 Conclusion
Bell hooks (2019) n’a eu de cesse de le dire dans son ouvrage « Apprendre à transgresser », être capable d’opérer une relecture du monde dans une approche critique s’apprend. Il s’agit d’un processus au long terme qu’il est possible de mettre à l’épreuve de la classe, de l’école et également en dehors du cadre scolaire. En ce sens, la compréhension de l’interculturel co-construite et formalisée dans des coopérations avec des terrains en éducation et en formation a un intérêt au-delà des limites du cadre de l’école ou de l’université, puisque l’interculturel se comprend au travers des relations interpersonnelles où se jouent et se négocient des rapports de pouvoir et de domination. Le travail de recherche et de formation que je mène, contraint par les structures que sont l’école et l’université, est susceptible d’avoir un écho dans les espaces sociaux d’action où les enseignants et les étudiants, alors citoyens, peuvent se rejoindre, s’adjoindre pour créer comme le soutient Fourton (2013 : 182) « des structures de discussion ou d’action politique pérennes ». Les acteurs de l’éducation et de la formation ont à relever ce défi de la réalisation de soi, notamment dans le travail à entreprendre dans les quatre domaines – interpersonnel, structurel, idéologique, des lois et des politiques publiques –, mais aussi dans la déconstruction des processus qui fabriquent les frontières entre soi et autrui. Il en va de la conception et de la mise en œuvre des pratiques pédagogiques qui engagent les élèves, leurs identités plurielles, qui les encouragent à problématiser à partir de leurs expériences et écoutent leur parole, et, selon bell hooks (2019) les ouvrent sur des façons d’apprendre et de savoir qui augmente leur capacité à vivre pleinement et intensément.
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Autrice :
Véronique Lemoine-Bresson
HDR SHS Sciences du langage – Sciences de l’éducation et de la formation
Université de Lorraine – Nancy
ATILF (CNRS), Université de Lorraine
Courriel : veronique.lemoine-bresson@univ-lorraine.fr
Orcid ID : https://orcid.org/my-orcid?orcid=0000-0001-6144-5423
France
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(1) Dans un esprit de fluidité textuelle, l'utilisation du masculin générique a été retenue dans l'ensemble de ce document. Cette approche rédactionnelle vise uniquement à faciliter la lecture et ne reflète en aucun cas une intention de marginalisation. Notre objectif est de garantir une communication inclusive qui reconnaît et respecte la diversité de tous les genres et identités
(2) Traduction Deep-L, revue (V.L.-B.) : Les seules réponses valables sont celles qui expriment l'impossibilité de fournir une réponse satisfaisante à ces questions et/ou qui laissent (beaucoup) d'espace à l'incertitude, à l'hésitation et à d'autres questions et réponses. Les mondes de l’interculturel sont bien trop vastes, aux niveaux micro, méso et macro dans le monde entier, pour être emprisonnés.
(3) Le dictionnaire des concepts fondamentaux en didactique (Reuter et al. 2010 : 143-146), permet de définir la noosphère à partir des travaux de Chevallard (1991), comme une entité abstraite dont le rôle est de rendre légitime le savoir à enseigner.