Journal of Linguistics and Language Teaching
Volume 16 (2025) Issue 2
Les réalités multilingues dans l’enseignement du français au Canada : une conversation compliquée
Meike Wernicke (Université de la Colombie-Britannique, territoire xʷməθkʷəy̓əm, Canada)
Résumé (Français)
Traditionnellement, une exploration d’autres réalités évoque la traversée de frontières géographiques et politiques afin d'éprouver l'immersion dans une langue ou culture autre que la sienne. Cet article remet en question cette notion de « frontière » et examine ce que signifie impliquer les futurs enseignants dans des réalités multilingues et interculturelles si évidentes dans nos écoles. La discussion de deux projets de recherche menés dans l'ouest du Canada démontrera que, de nos jours, la vie quotidienne est en fait une expérience multilingue et interculturelle à laquelle nous devons faire face en tant qu'éducateurs dans nos salles de classe. La première étude examine la construction identitaire des étudiants-maîtres en français langue seconde, en particulier la manière dont cette construction s'effectue dans un processus de racialisation ou d'altérisation. Le deuxième projet vise à mieux comprendre comment soutenir les efforts de revitalisation des langues autochtones dans les programmes de français langue seconde au Canada. Dans les deux cas, la notion de frontière est reconceptualisée en tant que positionnement relationnel.
Mots clés: Formation à l’enseignement, rencontres interculturelles, multilinguisme, antiracisme, revitalisation des langues autochtones
Abstract (English)
Exploring other realities is generally considered to involve crossing geopolitical borders in order to immerse oneself in a language or culture other than one's own. This article challenges this notion of 'borders' by examining what it means for future language teachers to engage with the multilingual and intercultural realities of today's schools. Two research projects conducted in Western Canada demonstrate that everyday life is, in fact, a multilingual and intercultural experience that educators must address in the classroom. The first study examines how French language teacher candidates engage with their own multilingual identities in relation to raciolinguistic ideologies and processes of racialisation. The second project aims to improve our understanding of how to support the revival of local First Nations languages in French as a second language programmes in Canada. In both cases, the notion of boundary is reconceptualised as relational positioning.
Keywords: Teacher training, intercultural encounters, multilingualism, anti-racism, revitalisation of indigenous languages
1 Introduction
Toute expérience est locale...Toute identité est une expérience.
(Selasi, 2015)
Le concept de frontière peut être compris de différentes manières. L’une est de considérer les frontières par rapport aux langues. Ceci se fait souvent en termes de nations en tant que langues nationales qui sont liées à l’identité d’un pays spécifique (Pujolar, 2007; Schneider, 2019). On peut aussi parler des frontières en termes d’idéologies ou représentations linguistiques, ce qui met en relief la manière dont nous comprenons le concept de langue ou de langage (Makoni & Pennycook, 2007). Le langage devient frontière lorsqu’il sert à catégoriser, à classer, à valoriser, à raciser les interlocuteurs qui l’emploient (Heller & McElhinney, 2017).
Le lien entre frontière et langue figure aussi dans la recherche sur la mobilité transnationale. Les personnes dont la vie est marquée par ce type de mobilité se voient fréquemment identifiées comme « multinationales ». L’écrivaine Taiye Selasi raconte d’une prise de conscience lors d’une conversation avec l’auteur Colum McCann de sa propre identité dite souvent « multinationale ». L’affirmation de McCann que « toute expérience est locale » amène Selasi à conclure que l’identité ne s’accroche pas à un seul pays, mais réside plutôt dans l’expérience humaine, que toute identité est, en fait, une expérience. Elle propose donc le terme « multi-local » à la place de « multinational » afin de mettre l’accent sur l'expérience et non pas sur la démarcation géopolitique du pays en question. Ainsi, elle met en évidence les relations qu’elle a tissées avec un lieu, tout en tirant l’attention sur « les expériences très particulières et les lieux où ces expériences se produisent » (Selasi, 2015, 5:33). À part de relations, pour Selasi, ces expériences comprennent également des rituels quotidiens – tout ce qui nourrit la familiarité et le sentiment d’appartenance. En même temps, ces expériences peuvent aussi imposer des limites sur le bien-être, même sur l'accès à un lieu particulier. De même, Pennycook (2024) aborde la question de langue en termes de « language assemblages » en soulignant qu’il faut comprendre le langage et la pratique linguistique au sein d’une ontologie locale. Le terme multi-local nous offre donc un engagement avec l’interculturel en lien avec l’apprentissage et l’enseignement des langues et un moyen de faire face à la différence et de naviguer entre le familier et l’autre afin d’arriver à une compréhension de soi.
Dans cet article, je propose d’examiner cette notion de frontière dans le contexte de l’éducation du français langue seconde au Canada. Plus spécifiquement, frontière sera examinée en tant que rencontre interculturelle et comme composante intégrale à la formation à l’enseignement, qui soutient la construction identitaire professionnelle pour les futures personnes enseignantes du français. L'intérêt principal est donc l'aspect dynamique et expérientiel du franchissement de différents types de frontières – linguistiques, culturelles, épistémologiques, ontologiques – comme apprentissage professionnel et interculturel (Martin & Smolcic, 2019). À de nombreux égards, les personnes engagées dans la formation à l'enseignement ainsi que celles qui donnent les cours dans les programmes de formation doivent franchir une multitude de frontières dans leur quotidien, étant donné les multiples identités et langues caractérisant leur vie, mais aussi en vue des identités et des langues que ces personnes multilingues n'osent pas vivre ou utiliser en salle de classe.
La question globale posée ici s’inspire des auteures Kubanyiova & Shetty (2024) et leur livre « Listening without borders » en demandant ce qu'il faut pour un engagement éthique dans des contextes où les idéologies et les imaginations s'entrechoquent. En particulier, mon analyse abordera les questions suivantes plus précises dans le cadre de la formation à l’enseignement des langues : Qui suis-je, en tant qu'enseignante ou enseignant de langue française ? Qui suis-je en dehors de ma salle de classe, en dehors de mon école ? Qui décide qui j'ai le droit d'être dans ces espaces en tant qu'enseignant (1) de langues ? D'où vient cette autorisation ?
Ces questions alimentent les deux projets de recherche sur lesquels je me base dans cet article, menés auprès deux groupes de futurs enseignants au Canada. D'une certaine manière, mon rôle de chercheuse dans ces deux projets est motivé par mon intérêt de longue date pour la politique linguistique au Canada, car les étudiants-maîtres sont eux-mêmes confrontés à cette histoire linguistique complexe dans le cadre de leur formation (Wernicke, 2022; Wernicke et al., 2025a). Malgré une politique officielle du bilinguisme au Canada, le français se voit toujours en position minorée dans le contexte anglo-dominant de la Colombie-Britannique, en coexistence avec les langues autochtones et les langues des migrations. L’orientation actuelle envers ce multilinguisme dans les écoles et les programmes de formation invite le personnel enseignant et formateur à repenser l'enseignement des langues majoritaires et minoritaires, à la lumière des efforts croissants de préserver et revitaliser les langues autochtones sur ces territoires (Daniels et al., 2021; McIvor, 2020). Les deux projets présentés ci-dessous demandent aux futurs enseignants de s’impliquer dans ce contexte dans le cadre de leurs programmes respectifs, le premier dans la spécialisation française, et le deuxième en éducation autochtone.
Dans ce qui suit, je présenterai d’abord le cadre théorique de mon analyse. Cela comprend en premier lieu ma conceptualisation des rencontres interculturelles dans le contexte de la formation à l’enseignement et, en second lieu, la question de savoir comment la compréhension interculturelle naît d’une confrontation avec des frontières offertes par le curriculum. Ensuite, j’entre dans une discussion de chaque projet, son contexte et sa méthodologie, pour enfin me concentrer sur les données de chaque étude pour montrer comment chaque groupe de candidats à l’enseignement se met à franchir les frontières dans l’apprentissage de leurs programmes respectifs. Il reste à préciser mon positionnement, comme partie intégrale de ma démarche épistémologique, ce qui exige la reconnaissance de mes privilèges, en tant que femme blanche d’origine européenne, par rapport à la recherche entreprise, dans ce cas, relatif donc à la race et au genre, et à mon statut, en tant que personne non autochtone ou allochtone.
2 L’interculturel : frontières linguistiques, culturelles, et identitaires
2.1 Cadre conceptuel
La recherche présentée ici vise une perspective critique, soit un engagement antiraciste en éducation du français langue seconde (Kunnas et al., 2023), soit une approche décoloniale favorisant la préservation des langues autochtones comme objectif intégral des programmes de langue, y inclut le français (Wernicke, 2025b). Dans mon analyse des rencontres interculturelles, je me sers du concept d'Avineri (2019) de « nested interculturality » que je traduis par interculturalité imbriquée, en soulignant la dualité de la métaphore du nid. D’une part, ce concept fait référence à un ensemble de dispositions et de pratiques en vue d'un engagement éthique dans les interactions interculturelles. Le nid représente un endroit où on est à la fois soutenu et vulnérable. Il s’agit d’un espace protégé pour la croissance, mais aussi d’un lieu précaire et instable dans lequel on nous demande de prendre des risques. Par exemple, la cohorte du programme de formation ou l’école même pourrait représenter un tel espace. D’autre part, la construction d’un nid nous fait penser aux multiples couches ou niveaux culturels qui façonnent les interactions des étudiants-maîtres, par exemple la salle de classe, l'université, le ministère d’éducation, la région ou le pays, et d’autres contextes professionnels et personnels. Cela veut dire aussi que l'évaluation du développement interculturel des individus doit simultanément intégrer une reconnaissance de l'histoire, des expériences et des identités des individus en interaction avec les autres. Cette perspective de l’interculturel met en exergue les tensions et contestations des rencontres interculturelles à travers des contextes scolaires. Avineri (2019 : 38) nous rappelle que :
There is an inherent balancing act involved in this “nesting” of multiple cultures, which can manifest in tensions that need to be intersubjectively negotiated in interaction.
Cette « imbrication » de cultures multiples implique donc la négociation d'un équilibre précaire qui peut se manifester par les tensions dans le cadre de l'interaction. En même temps, il faut chercher l'interculturel dans l'interaction et non pas uniquement chez l'individu, et cette conceptualisation implique une considération du contexte, du positionnement, et de l'élaboration collaborative du sens.
2.2 Revue de la littérature
Les recherches d’une perspective critique abordant l'interculturel dans l'enseignement du français en contexte minoritaire au Canada n'occupent pas encore une place prépondérante dans ce domaine. Au cours des deux dernières décennies, la recherche a porté l'attention sur l'identité ethnoculturelle et les formes subtiles de discrimination raciale (Moldoveanu, 2010; Mujawamariya & Moldoveanu, 2006) dans les programmes de formation à l’enseignement. En même temps, la formation initiale est considérée comme composante cruciale dans la valorisation de la diversité ethnoculturelle dans l’enseignement et l’apprentissage d’une langue seconde (Ragoonaden, 2012). Au Québec, Potvin et al. (2006) ont mené des recherches dans le contexte scolaire montréalais préconisant l’approche antiraciste en lien avec l’éducation à la citoyenneté. Depuis quelques années, nous voyons une croissance des études établissant un lien explicite entre l'interculturalité et les approches antiracistes dans l'enseignement du français langue seconde, en particulier par rapport aux programmes de l’immersion française (Kunnas et al., 2025; Masson et al., 2022).
Dans le Sud global, l'apprentissage interculturel est discuté déjà depuis un certain temps comme élément important de l'éducation bilingue dans les contextes linguistiques autochtones (Hornberger, 2014; Becerra-Lubies et al., 2021; Zavala, 2025), tout en mettant en avant les inégalités sociales persistantes dans la vie des peuples autochtones et les approches décoloniales en éducation. Au Canada, l’engagement avec l’ordre colonial et le rapprochement entre Allochtones et les peuples autochtones (les Premières Nations, les Inuits et les Métis) en tant que question interculturelle (Ermine, 2007) figure comme sujet de discussion, plus récemment, dans le contexte actuel de vérité et de réconciliation, et de la résurgence des priorités politiques et langues autochtones. Ainsi, dans le cadre de la refonte du curriculum avec l'intégration des connaissances et perspectives autochtones en Colombie-Britannique, Jacquet (2019) a analysé l’orientation envers l’éducation inclusive dans des programmes d'étude. Une recherche menée à la même époque sur les perceptions des enseignants de français en Colombie-Britannique vis-à-vis l’enseignement interculturel montre toutefois un engagement critique moins approfondi en ce qui concerne les questions autochtones et décoloniales de l’apprentissage interculturel (Ruest et al., 2025). L’exploration des perspectives et pédagogies autochtones fait également sujet d’une recherche en Alberta en didactique du plurilinguisme et du pluriculturalisme dans le contexte scolaire francophone (Lemaire, 2021). Finalement, une étude entreprise il y a vingt ans montre la fonction identitaire de l'interculturel quant aux efforts de la réaffirmation de l’identité wendat par le biais de la revitalisation de leur langue ancestrale (Dorais, 2011). L'analyse montre dans quelle mesure la différenciation interculturelle a servi de moyen pour établir une frontière sociale afin de se séparer des allochtones pour faire revivre la langue et culture wendat.
Il est important de noter que, dans ces études, il s’agit surtout de chercheurs allochtones qui examinent la décolonisation des savoirs en termes épistémologiques dans les contextes francophones ou en éducation du français langue seconde. Jusqu’à présent, il existe encore peu d’études dans le domaine de la formation à l’enseignement du français par les chercheurs autochtones œuvrant à l’intersection de leurs langues ancestrales et le français (p. ex. Crépeau & Fleuret, 2018). Comme discuté par Pennycook (2024) dans son livre récent sur « Language Assemblages », le tournant ontologique dans les sciences sociales et humaines nous demande de considérer la pluralité des perspectives pas seulement au niveau des savoirs, mais en tant qu’existence et expériences vécues, et ceci non pas dans un monde unique, mais à partir des réalités de mondes multiples. Nous reprenons ce point après la discussion des résultats en lien avec la conceptualisation de l’interculturel de Hannah Arendt dans un cadre de conscience globale. C'est la raison pour laquelle les perspectives autochtones doivent être au cœur de cette recherche, reposant à tout le moins sur des collaborations entre chercheurs autochtones et allochtones.
3 Deux enquêtes : franchissement des frontières interculturelles
Les deux projets mentionnés auparavant s'inscrivent dans une perspective critique de l'éducation et de la professionnalisation des enseignants de langue. Un autre point commun entre ces deux études est que les données analysées pour cet article ont été générées à travers des discussions en grands ou petits groupes. Alors que la première enquête auprès des étudiants-maîtres de la spécialisation française s’intéresse à leur construction d’une identité professionnelle multilingue, la deuxième enquête auprès des étudiants-maîtres en éducation autochtone avait comme objectif d’évaluer la refonte curriculaire dans le programme de formation. Pour chacune des deux études, je présenterai le contexte et la méthodologie suivis directement par une discussion de quelques résultats clés de l’analyse des données respectives. Étaler chaque projet dans son intégralité, l’un après l’autre, permet d’en tirer ensuite quelques conclusions communes par rapport aux tensions qui ressortent des expériences interculturelles rapportées par les participants.
3.1 Enquête 1
3.1.1 Contexte et questions de recherche
Le Canada est un pays officiellement bilingue depuis 1969, avec l’anglais et le français comme langues privilégiées en éducation et au niveau des services gouvernementaux. L'enseignement des langues officielles a créé deux espaces monolingues distincts dans les écoles, limitant l'utilisation des langues autres que le français, malgré le niveau élevé de diversité linguistique, ethnoraciale et culturelle dans les salles de classe. Bien que la plupart des enseignants de français soient multilingues et construisent leurs identités sur la base d'expériences vécues dans de nombreuses régions francophones, il s’agit des espaces blancs (Corchète, 2018) et monoglossique qui découragent l’emploi de leurs répertoires multilingues. Dans ces espaces scolaires, l'apprentissage du français est perçu comme menacé par la présence d'autres langues ou variétés de français, surtout dans le contexte anglodominant de l’école. Ici, nous voyons un recours incontesté à la norme du « locuteur natif » (Wernicke, 2022), un francophone canadien/Européen blanc en tant que locuteur idéal. Dans ses recherches en formation des éducateurs de l’enseignement de l’anglais, Motha constate que les pratiques empêchant les enseignants
de générer des connaissances à partir de leur propre identité ont toutes pour effet de les déconnecter de leur identité et, par conséquent, de leur capacité à construire des connaissances qui leur sont significatives. (Motha et al., 2012 : 23)
C’est la raison pour laquelle le premier projet est conçu comme enquête narrative (Connelly & Clandinin, 2006) sur la vie multilingue des futurs enseignants de français, afin d'apporter une compréhension plus large des participants, non seulement en tant qu'apprenants ou enseignants en devenir, mais aussi en tant que personnes en train de construire leur vie professionnelle et personnelle. Cette conception de recherche prend en compte leurs expériences vécues, leurs activités et valeurs actuelles, ainsi que leurs projections et tient compte des conditions sociales auxquelles les participants sont confrontés. De même, l’enquête narrative s’ouvre aux relations que nous entretenons les uns avec les autres – participants et chercheurs – ainsi qu'aux espaces dans lesquels la recherche est effectuée et aux terres xʷməθkʷəy̓əm (Musqueam) sur lesquelles l'étude est menée. Examiner l'impact des idéologies raciolinguistiques sur les identités multilingues des futurs enseignants nécessite la reconnaissance de la relation étroite entre la race et la langue, leur co-constitution en tant que catégories naturalisées (Bale et Lackner, 2023), et nous menant aux questions guidant la première étude :
Comment les participants racontent-ils leurs expériences multilingues ?
Comment les identités raciolinguistiques se construisent-elles en fonction des langues apprises et utilisées ?
Quels sont les opportunités ou les défis auxquels les participants sont confrontés dans le cadre des approches multilingues de l'enseignement ?
3.1.2 Méthodologie
Le premier projet s’est fait de manière collaborative avec la doctorante Sadia Shad dont les recherches portent sur les idéologies linguistiques dans le contexte postcolonial du Pakistan. Ainsi, la production et l'analyse des données s'appuient sur nos perspectives et expériences particulières et servent comme point d'entrée dans la recherche centrée sur les questions de race (Shad & Wernicke, à paraître). Cette collaboration souligne également l'importance de comprendre la réflexivité des chercheurs comme ayant une incidence analytique dans le processus de recherche (Muwwakkil, 2023). Le cadre narratif de l'étude s’inscrit dans une approche discursive qui conçoit l'identité comme le produit de l’interaction (Bucholtz & Hall, 2010). Une telle approche s’intéresse au contenu des récits autant qu’à la manière dont les récits sont racontés au cours d’une interaction de recherche, en tenant compte de la manière dont ceux-ci peuvent renforcer ou contester les représentations idéologiques qui sous-tendent les rencontres interculturelles. La construction identitaire est donc vue comme un acte social qui peut permettre de comprendre les phénomènes socioculturels au-delà de l'événement local que représente l'interaction de recherche (de Fina & Perrino, 2011).
Les données ont été générées auprès de 21 étudiants-maîtres et 17 formateurs d'enseignants de français aux niveaux élémentaire, intermédiaire et secondaire. Des groupes de discussion ont été organisés sur une période de deux mois, à mi-parcours du programme, d’une durée de 75 minutes. Chaque session a été enregistrée et transcrite dans la langue d'origine (français ou anglais). L’analyse des données se base sur l'approche de Braun & Clarke (2012) en matière d'analyse thématique. Après avoir soumis les transcriptions à plusieurs lectures, nous avons identifié les aspects saillants des manifestations identitaires et des tensions idéologiques. Pour la présente discussion, j'ai choisi des extraits qui mettent en évidence les croisements socioculturels et identitaires évidents dans les récits des participants, ainsi que les tensions qui en résultent.
3.1.3 Analyse
La discussion des extraits de données suivants se concentre sur les tensions manifestées dans les récits et réponses des étudiants-maîtres. Ces tensions deviennent évidentes par rapport aux attentes et aux politiques institutionnelles et professionnelles du contexte professionnel du programme de formation, dans lequel chaque candidat se voit négocier ces exigences en fonction de ses propres expériences, connaissances et identités. On voit cette tension se concrétiser par rapport à la norme du locuteur natif qui sous-tend l’espace blanc mentionné en haut. Pour interpréter cette tension, je me sers du modèle proposé par Bale & Lackner (2023), qui souligne l'inséparabilité de la race et la langue dans le contexte de la formation à l’enseignement. Ce cadre théorique met l’accent sur la
co-constitution de la race et de la langue en tant que catégories naturalisées qui organisent non seulement la société en général, mais aussi les conditions spécifiques de la formation des enseignants ». (Bale & Lackner 2023 : 1166)
Le modèle s’inscrit dans une perspective raciolinguistique en s’inspirant de divers cadres conceptuels de la race dans l'enseignement des langues (Crump, 2014; Flores & Rosa, 2015) et du linguicisme (Rösch, 2019) qui associe les pratiques multilingues à l'altérité raciale. Comme le constatent Bale et Lackner (2023 :1166)
c'est la collaboration entre la race et la langue qui façonne les contextes, les processus et les expériences vécues dans la formation des enseignant·es.
Plus précisément, ces tensions sont reliées à la production de « White institutional listening », un processus qui s'inscrit dans la perspective raciolinguistique et fait référence à l'écoute institutionnelle dominée par la majorité blanche, c'est-à -dire, elle renvoie à la manière dont les institutions perçoivent et réagissent aux préoccupations des groupes et individus marginalisés en raison de leur race. Selon Bale & Lackner (2023 : 1174), il est important de reconnaître que
...même les candidat·es racisés et multilingues peuvent apprendre à pratiquer cette écoute institutionnelle blanche.
Un exemple de ceci est présenté dans le premier extrait, qui montre une interaction tirée d'un entretien avec une participante qui a appris le français comme langue additionnelle. Kina (pseudonyme) est née au Canada et s'est identifiée comme étant d'origine asiatique de l'Est. L’extrait est la réponse directe à une question axée sur les attentes institutionnelles en matière de multilinguisme et d'identité des enseignants.
Extrait 1 : Étude 1, Kina [groupe de discussion #3, 40:52]
I was tutoring French online for a bit and parents would ask me about my level of French and I would show them my DELF certificate, um just- just as the standard – and it got a little bit frustrating sometimes talking to parents and telling them yes I am not natively French, I am not a born French speaker, but I have worked hard to speak French um– and so yeah, there are times that I have to explain myself which is the reality and that's okay.
Dans cet extrait, Kina raconte que, en donnant des cours en français en ligne, les parents lui posaient des questions sur son niveau de français, ce qui la met dans une position où elle doit prouver sa compétence en français. Elle le fait en montrant son certificat DELF. Sa légitimité en tant qu’enseignante de français est donc remise en question, en raison de son français « non standard » ou, en d'autres termes, de son français à consonance « non blanche ». Ce qui frappe en particulier dans cet extrait, c'est sa conclusion à la fin, le fait qu’elle se trouve dans des situations où elle doit s’expliquer, ce qui est, d’après elle « la réalité et ce n'est pas grave ». Cette affirmation démontre la reproduction et l'intériorisation de l'écoute institutionnelle blanche. Expliquer son français non standardisé et prouver sa légitimité en tant qu'enseignante racisée est tout à fait normalisé. Il s'agit d'une « réalité » avec laquelle elle et tout le monde doivent vivre. L’effet racialisant du maintien du locuteur natif doit donc être considéré comme acceptable.
Dans les deux prochains extraits, on voit l'écoute institutionnelle blanche se manifester d'une autre manière, notamment dans le contenu curriculaire et l’approche pédagogique du programme de formation. Dans ce cas, il s’agit de deux participantes multilingues qui ont immigré au Canada, Ana comme enfant et Nina comme adulte. Dans le sondage d'information complété par ces participantes, Ana s'est identifiée comme une femme racisée originaire de Syrie, tandis que Nina s'est identifiée comme une femme blanche de France. Les deux extraits font partie de la dernière partie du groupe de discussion. Nina décrit un cours d'histoire canadienne qu'elle a dû suivre pour être admise au programme de formation, axé sur la création des communautés francophones et l'oppression du français comme exemple de racisme envers les communautés catholiques rurales au Canada. Elle conclut sa description en soulignant qu'en tant qu’enseignante de français, elle comprend les origines de ce racisme et qu'elle est très sensible aux pays arabes ayant connu la colonisation française. À ce moment, Ana offre la déclaration suivante :
Extrait 2 : Étude 1 : Ana [groupe de discussion, 1:15:02]
and I just wanted to add one thing to that– I can also see how powerful it can be to bring my race into my teaching. But it's been tough because I don't think we've had courses where we've learned to do that kind of– um, acknowledge our own identities within our teaching?
Extrait 3 : Étude 1 : Nina [groupe de discussion, 1:19:02]
yeah I- about just the identity and the racial u::h- I don't how to phrase that but there was one– you asked whether it should be infused in everything or– uh, I am myself so positively surprised and grateful on how much part of the program is focusing on exploring our own identity and [that]...we teach who we are. uh- so I think we did have some openings towards this in several courses, but it seems to me that all the courses where this has been really the focus are not part of French.
Dans l’extrait 2, Ana affirme à quel point il serait puissant d'intégrer son identité raciale dans son enseignement, mais qu'elle n'a pas encore appris à le faire. Nina revient sur cet aspect de sa formation dans l’extrait 3 en ajoutant que, d’après elle, l’identité raciale est quand même abordée dans certains cours du programme, mais pas du tout dans les cours qui font partie de la spécialisation française. Pour Ana et Nina, il y a une tension entre le fait de savoir à quel point il est important de prendre en compte les questions raciales dans leur profession et le fait de ne pas voir cette partie abordée dans les cours de français du programme. Il ne s’agit donc pas seulement de l’acquisition de connaissances et de l’adaptation de ces connaissances à la pratique, mais de l’intégration de cette expertise dans la construction identitaire en tant qu’enseignant pour parvenir à un sentiment de compétence professionnelle. Comme l’a constaté Nina dans l’extrait 3, «...just the identity and the racial u::h- I don't how to phrase that... ». En d'autres termes, afin de faire face aux idéologies raciolinguistiques dans le cadre du processus d'apprentissage professionnel, il faut aussi apprendre à en parler.
4.1 Étude 2
4.1.1 Contexte et questions de recherche
La deuxième étude porte sur la refonte d'un cours de formation dans le but d'intégrer une présence des langues autochtones dans les programmes de français. Dans ce projet, il s'agit d'une collaboration initiée par le Bureau de l'éducation autochtone dans la faculté d'éducation de l’université et plusieurs de mes collègues qui soutiennent ce travail de leurs points de vues autochtones, y inclut l’instructrice Musqueam dans le programme de formation, Marny Point, et ma collègue la professeure Candace Kaleimamo Galla, qui œuvre dans la revitalisation de la langue hawaïenne, ainsi que l’instructrice du cours en question, Nicole George.
Ce projet est également lié à la politique linguistique du bilinguisme officiel au Canada. À part la création des espaces monolingues par le biais de cette politique, le statut privilégié de l’anglais et du français au Canada a conduit à la marginalisation de toute autre langue, notamment les langues autochtones. En 2019, cinquante ans après la Loi sur les langues officielles de 1969, la Loi sur les langues autochtones a été adoptée pour mettre en place des mesures pour la reconnaissance, la préservation et la revitalisation des langues autochtones. La province de la Colombie-Britannique comprend 60 % de toutes les langues des Premières Nations au Canada. Pourtant, ces langues comptent beaucoup moins de locuteurs par rapport aux langues plus stables comme le cri, l'ojibwé au centre du pays, et les langues inuites au nord. Les langues à l'ouest du pays sont donc les plus précaires et les communautés à travers la province sont engagées dans des efforts croissants de récupération et de revitalisation de leurs langues ancestrales. De plus, depuis quelques années, les perspectives et connaissances autochtones font partie intégrale du programme d'études en Colombie-Britannique, afin de garantir que les voix des peuples autochtones soient présentes dans tous les aspects du système d’éducation, y inclus la présence des langues (Gouvernement de la Colombie-Britannique, s.d.-d). Par exemple, le site web du ministère inclut une sélection de cours de langues autochtones représentant plus de vingt langues offertes dans les communautés de différentes Premières Nations et dans les universités et les écoles (Gouvernement de la Colombie-Britannique, 2023).
Parallèlement à l'adoption de la Loi sur les langues autochtones, le gouvernement canadien a poursuivi la modernisation de la Loi sur les langues officielles en renforçant en particulier la protection du français en tant que langue minoritaire. Actuellement, les communautés francophones font face à une réalité contradictoire étant donné leur situation minoritaire dans un pays anglodominant. D’une part, elles bénéficient du statut officiel du français sous forme de soutien législatif et financier qui sous-tend la protection et promotion de la langue dans des institutions gouvernementales, administratives, communautaires, et éducatives. D’autre part, elles doivent mener une campagne permanente pour que leurs droits soient reconnus, respectés et réalisés. Comme le remarque Melançon (2023 : 128),
le statut de peuple fondateur et le recours à une entente autour de deux langues officielles dépendent de l’établissement et du maintien d’un ordre colonial qui sous-tend l’ordre constitutionnel canadien.
D’après l’auteur, le gros défi quant aux relations entre Peuples autochtones et allochtones est qu’il faut « abandonner la compétition et le déni du colonialisme pour se tourner vers une décolonisation en commun » (ibid.). Cela a des implications sur la façon dont les candidats à l'enseignement sont préparés et sur les besoins qu'ils perçoivent eux-mêmes en tant que futurs enseignants. Ce défi est bien évident dans les interactions des étudiants-maîtres et instructeurs dans le programme de formation sous forme de tensions, questions, et réflexions profondes et le sujet de cet article.
4.1.2 Méthodologie
La refonte du cours a été lancée en 2022 par la direction du programme de formation pour répondre à la résistance croissante de certains étudiants-maîtres autochtones, qui remettaient en question l'obligation d'apprendre à enseigner le français au lieu de leurs langues ancestrales. Après consultation du bureau d'éducation autochtone, nous avons pris la décision collective de remanier le cours pour qu'il mette davantage l'accent sur les langues ancestrales et patrimoniales des étudiants-maîtres dans le cours, parallèlement à l’enseignement du français. Le cours fait partie du programme de formation depuis vingt ans et a pour but de préparer le personnel enseignant à l'élémentaire à enseigner le français de base en 5e à 8e année dans le cadre du programme d'études obligatoires. À part les candidats inscrits dans la spécialisation française du programme, la majorité des étudiants-maîtres ont très peu d’expérience avec l’enseignement du français ou d’une langue seconde. Le contenu se concentre sur la pratique du français et la modélisation des stratégies, ainsi que le développement de ressources pédagogiques, et ceci d’une approche pédagogique qui s'appuie sur des conceptualisations occidentales de la langue. La refonte du cours visait à lui donner une perspective multilingue et y intégrer certains principes d'apprentissage des Peuples autochtones, par exemple l'importance de la communauté, les liens aux territoires, et l'emploi des récits autochtones. Il est important de noter que l'objectif n'est pas d'enseigner les langues autochtones, mais de leur ouvrir un espace dans l'éducation des langues en général.
L’étude a été réalisée parallèlement à la refonte et à la mise en œuvre du cours dans le cadre d'une évaluation du programme. Dès lors, elle consistait à documenter la préparation et les interactions en classe, se limitant au contenu et la rétroaction globale des étudiants-maîtres et non pas sur leurs perspectives individuelles. Le cours a été piloté auprès de 33 étudiants-maîtres issus de la cohorte spécialisée dans l’éducation autochtone, dont 17 s’identifiaient comme autochtones. Nous avons également invité neuf instructeurs actuels et anciens du cours à offrir des perspectives supplémentaires dans le cadre de groupes de discussion et à se familiariser avec les nouveaux changements du cours. Les données ont été générées à l’aide de deux questionnaires (pré- et post-cours), des groupes de discussion, ainsi que des notes de terrain. Ces dernières représentaient, en fin de compte, la méthode principale de documentation de l'évaluation du programme, compte tenu de la faible participation aux questionnaires (précours : n=13; post-cours : n=0) et groupes de discussion (n=4). Les notes de terrain ont documenté la planification, les activités en classe, la mise en œuvre du contenu et les discussions en classe. Le débriefing entre l'instructeur et le chercheur après chaque cours a permis de faire le point sur les commentaires et les réflexions en vue de préparer le cours suivant. Les modifications apportées au cours ont été discutées avec les enseignants-maîtres lors du prochain cours, afin de souligner l’aspect participatif et collectif de la refonte, autant que possible, un défi étant donné l’horaire intensif du programme de formation. Les données orales ont été transcrites et réintégrées avec les données textuelles dans des documents Word, et ensuite codées et analysées à l'aide d'une analyse thématique (Braun & Clarke, 2012).
4.1.3 Analyse
Dans cette analyse il est question des tensions qui se sont produites pendant les discussions en classe ainsi que pendant les groupes de discussion. Ces tensions deviennent visibles à l'intersection de trois aspects de la professionnalisation des étudiants-maîtres : leur rôle en tant que futurs enseignants de français, leur apprentissage et les nouvelles connaissances dans le cadre de leur programme de formation, et les exigences du programme d'études qu'ils rencontreraient une fois dans les écoles. Les extraits présentés ci-dessous proviennent des notes de terrains et des transcriptions des données orales.
Une première tension s’est présentée dès le premier cours par rapport au statut officiel du français en tant que langue coloniale au Canada, en soulevant des questions suivantes, par exemple:
Extrait 4 : Étude 2, questionnaire
...our cohort's primary goal is to decolonize education and teaching French is in direct opposition to that. I am not against French as a language, what I am against is the fact that French is a required language for our students when living on Indigenous land.
Le premier énoncé, une réponse au questionnaire, caractérise l'enseignement du français en étant en opposition directe avec l’objectif du programme pour cette cohorte, à savoir la décolonisation de l'éducation. C’est surtout l’imposition du français en tant que langue d’apprentissage obligatoire pour les élèves vivant sur des terres autochtones qui est contesté ici.
Extrait 5 : Étude 2, groupe de discussion
There's an anger for being forced to speak French. There is an anger that when they decided on multiculturalism, that Pierre Trudeau did it not for Indigenous languages, not for immigrant languages, not for any kind of multiculturalism in a true sense of being (.) he did it to keep happy the French and the English. [...] like if I was going to be in a class [...] my ears are going to listen more if you use German, if you use Spanish because there is a- I don't want to say a hostility sometimes, but maybe I feel that, why are English and French the official languages when it's a settler language.
Cet énoncé fait référence directe à la politique du bilinguisme officiel, mise en place par le premier ministre à l’époque, Pierre Trudeau. La colère mentionnée par la participante est une composante bien établie d'une réaction de longue date à cette politique, qui se manifeste dans les « guerres linguistiques » et les contestations judiciaires en cours contre la domination de l'anglais. Pourtant, à noter ici, pour cette participante autochtone, cette hostilité est dirigée contre les deux langues – l’anglais et le français en tant que langues officielles et coloniales, sans tenir compte du statut minoritaire du français. Même si l'espagnol et aussi l'allemand portent le statut de langue coloniale, ce n'est pas le cas au Canada. De plus, en qualifiant le français et l'anglais de langues coloniales, elle ignore la relation complexe entre ces deux langues dans le contexte historique du Canada, le fait que le français est simultanément privilégié en tant que langue officielle et marginalisée dans de nombreux espaces anglophones à travers le Canada.
Une deuxième tension s’est manifestée concernant le positionnement en tant que personne enseignante, c’est-à-dire comment se positionner par rapport aux savoirs autochtones, une question qui était aussi pertinente pour les candidats que pour le personnel formateur. Compte tenu de notre socialisation aux approches occidentales de l'enseignement des langues, nous nous sommes demandé dans quelle mesure nous avions la permission d'intégrer dans le cours des connaissances sur les pédagogies fondées sur la terre et les approches pédagogiques couramment utilisées dans les programmes de langues de Premières nations. En d'autres mots: comment utiliser la pédagogie des langues coloniales pour enseigner une langue autochtone ?
La question d'autorité vis-à-vis l'autochtonisation et la décolonisation du curriculum était également soulevée par les étudiants-maîtres. Ceci s'est fait au cours d'une discussion d'une nouvelle exigence du ministère. Au moment où nous avons donné le cours, le ministère de l'Éducation de la Colombie-Britannique a introduit une exigence de diplôme, axée sur des cours de langue ou de culture autochtone. Contrairement à ma réaction très positive à cette nouvelle, plusieurs candidates se sont mises à contester les conséquences de ce critère pour les enseignants autochtones par les questions suivantes :
Extrait 6 : Étude 2, notes de terrain, cours 6
Quelle est la relation entre les collègues autochtones et allochtones dans l'école ? La nouvelle politique obligerait-elle les enseignants autochtones à enseigner ces cours même s'ils souhaitaient enseigner la musique, les mathématiques ?
Comment s'assurer que les enseignants allochtones sont préparés pour enseigner ces cours avec respect?
Est-il préférable d’enseigner le contenu et les perspectives autochtones dans l'ensemble du programme d'études ou que les élèves suivent des cours spécifiques sur l'éducation autochtone?
En lien avec la question du positionnement, l'autorité, l'appropriation culturelle et le tokenisme sont apparus comme des sources importantes de tension dans l'éducation décoloniale.
Une dernière tension s’est produite entre l’expertise (le désir de se sentir compétent dans son rôle d’éducateur) et l’humilité (la conscience et la capacité d'accepter ses propres insuffisances dans une situation particulière). Dans l’étude, cette tension regarde le personnel enseignant au niveau du programme de formation et renvoie à la première question – celle de savoir qui a l’autorité de parler ou de partager des connaissances autochtones. D'une part, il s'agit d'une question d'autorité en ce qui concerne la transmission des connaissances et des perspectives et l'importance des gardiens du savoir dans les communautés des Premières Nations. D'autre part, il faut se demander qui a la responsabilité d'entreprendre et de soutenir ce travail de décoloniser nos institutions, nos programmes d'études et nos langues, et quelles en sont les implications ? La question du positionnement vis-à-vis de cette tâche est très importante, mais il faut que sa position en tant qu’allochtone ne soit pas une justification pour ne pas faire ce travail. La professeure Susan Dion, des Premières Nations Lenape et Potawatomi, nous rappelle que :
Learning with and from Indigenous people and supporting the creation of space for Indigenous people to engage with and participate in cultural practices is an investment in shared well-being. (Dion, 2022 : 27)
Parmi les formateurs qui travaillent dans le programme français, une personne a décidé de se retirer du cours. La raison : « Je n'ai pas été formé pour donner ce cours. » Il est donc aussi important de ne pas oublier que la position en tant que personne allochtone ou « colon » est à la fois un emplacement structurel et social et implique une relation avec le colonialisme, et ainsi des responsabilités. D’après Melançon, un obstacle majeur dans le travail de décolonisation est
la difficulté de penser la contribution de groupes minoritaires à l’entreprise coloniale canadienne, qui mène à une tendance à placer la responsabilité du côté des groupes majoritaires. (Melançon, 2023 : 130)
5 Conclusion
Dans cet article, j’ai remis en question la notion de « frontière » en examinant ce que signifient impliquer les futurs enseignants dans des réalités multilingues et interculturelles dans le contexte de leur formation à l’enseignement. En ce faisant, j’ai présenté deux projets de recherche en cours dans l'ouest du Canada pour discuter des expériences multilingues et interculturelles auxquelles font face les étudiants-maîtres ainsi que les personnes formatrices. La première étude a examiné la construction identitaire des étudiants-maîtres en français langue seconde, en particulier la manière dont cette construction s'effectue dans un processus de racialisation ou d'altérisation. Le deuxième projet visait à mieux comprendre comment soutenir les efforts de revitalisation des langues autochtones dans les programmes de français langue seconde au Canada.
Pour conclure, il semble raisonnable de se poser la question suivante : que faire de toutes ces tensions ? Une réponse possible est de centrer ces tensions dans le contexte de la formation à l'enseignement, de donner aux futurs enseignants l'occasion d'apprendre à prêter attention à ces tensions, de naviguer des conversations compliquées et de parvenir à de nouvelles connaissances et pratiques (Avineri, 2024). Les écrits du chercheur et pédagogue William Pinar se concentrent sur une reconceptualisation de curriculum en tant que currere, visant un engagement autobiographique ou identitaire dans le processus d’apprentissage, dans lequel l’enseignement est vue comme « une participation passionnée à la conversation complexe qu’est le curriculum » (Pinar, 2019 : 6). D’après l’auteur, il est important de
s'interroger sur le présent historique et notre relation à celui-ci, et ce faisant, de réfléchir à notre propre conception de ce que signifie enseigner, étudier, éduquer et être éduqué à l'heure actuelle, là où nous vivons. (ibid. : vii)
Pour Pinar, c’est le contenu de l’étude qui importe le plus, et non pas l’enseignement ou l’apprentissage. Dans ce sens, il s’agit de mettre l'accent sur l'acquisition de connaissances et notre relation avec ces nouvelles connaissances, plutôt que sur les rôles à jouer dans le cadre de l’éducation.
Pour plusieurs chercheurs œuvrant dans le domaine du développement interculturel, le décentrage est un processus clé dans l’engagement avec l’altérité (Liddicoat & Scarino, 2013 ; Biesta, 2016) par rapport à soi (Arendt, 2005). D’après Arendt, il s'agit d'accepter qui l'on est sans avoir à s'aligner sur tous les aspects de l'autre, en tenant compte de la pluralité des connaissances et expériences, et des tensions inhérentes quant aux différentes façons d'être et éprouver le monde – ou des mondes multiples (Pennycook, 2024). C’est ce type de positionnement dynamique entre le soi et l’autre qui est exigé de nos futurs enseignants. Pour nous en tant que pédagogues en formation, comment soutenir un tel processus de construction identitaire professionnelle?
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Autrice :
Meike Wernicke
Professeure agrégée
Université de la Colombie-Britannique
territoire xʷməθkʷəy̓əm
Vancouver
Canada
Courriel : meike.wernicke@ubc.ca
ORCID-ID: https://orcid.org/0000-0002-9059-0192
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(1) Dans un esprit de fluidité textuelle, la politique de la revue exige que l'utilisation du masculin générique soit retenue dans l'ensemble de ce document. Cette approche rédactionnelle vise à faciliter la lecture et ne suggère en aucun cas une intention de marginalisation. Notre objectif est de garantir une communication inclusive qui reconnaît et respecte la diversité de tous les genres et identités.